Le fardeau
Il avait déjà surmonté de nombreuses épreuves. Mais celle ci le terrifiait. Ses forces diminuaient inévitablement tandis qu’il luttait contre le courroux des vagues qui déferlaient sans répit sur la carcasse de son misérable bateau. Les éclairs qui déchiraient le ciel et les bourrasques qui le transperçaient ne faisaient que le plonger plus encore dans la détresse.
Il était un guerrier des mers, respecté autrefois. Lorsqu’ils sont en âge de nager, les jeunes Eh Rem sont soumis au baptême de l’eau. Un prétendant part seul en mer en direction du rocher sacré. Une fois là-bas, il doit atteindre l’autel englouti et se recueillir auprès des sages inertes afin de recevoir leur bénédiction. Puis, il doit trouver un morceau de nacre dans les entrailles du rocher, et le ramener au village en guise de preuve, et ce, en l’espace de trois jours. Seul ceux qui réussissent ont l’honneur de rejoindre les guerriers He Ko Han pour parcourir les eaux troubles et capricieuses de l’archipel. Ces guerriers forment la prestigieuse garde rapprochée du grand Ra Hin He Ko, le souverain des mers, le chef suprême des Eh Rem. Seulement, les règles qui dictent la vie de ses courageux marins sont cruelles. Si l’un d’entre eux fait naufrage, autrement dit, lorsqu’il abandonne les siens pour n’importe quelle raison, il devient un rejeton : un guerrier destitué, qui a perdu le droit d’arpenter les mers avec les autres.
Il y a 5 ans, alors que la flotte pistait un gigantesque banc de Ra Hin, un mastodonte surgit des profondeurs pour les attaquer. La bataille faisait rage, quand tout à coup, Elu Ka Mir aperçut un Ra Hin isolé s’enfoncer et disparaître dans un brouillard épais. Quelque soit l’issue du combat, ils auraient perdu la trace des Ra Hin qu’ils traquaient depuis plus de deux semaines, alors Ka Mir voulut au moins en ramener un au village. Il se lança à sa poursuite, mais il ne le retrouva jamais. Au terme d’une lutte acharnée, les guerriers vainquirent le mastodonte, mais au prix de nombreuses pertes.
Elu Ka Mir a abandonné les siens alors qu’ils avaient besoin de lui, un acte des plus odieux pour un guerrier. Les He Ko Han ne peuvent pas compter sur ceux qui n’ont pas le sens du devoir et du sacrifice. Bien qu’il soit toujours membre de la tribu, un rejeton qui part en mer malgré tout, le fait à ses risques et périls… Ka Mir le savait, mais sa soif de liberté était plus forte que tout…
Une pluie torrentielle vint se mêler aux rafales de vent, obligeant l’homme à lâcher le gouvernail pour se protéger des épines glaciales qui le torturaient. Une gigantesque lame d’eau percuta la proue de son embarcation. Le rejeton fut projeté violemment dans les airs avant de sombrer. Il lutta de toutes ses forces pour remonter à la surface, mais le courant le tirait inévitablement vers les profondeurs. Il poussa un hurlement sourd… De vieux souvenirs refirent surface : les regards pleins de fierté de ses parents, lorsqu’il est revenu de son baptême. Le parfum enivrant de sa femme, lors de leur première rencontre. La respiration sifflotante de sa fille endormie. La chaleur de son foyer. Il n’avait besoin de rien, pourtant il a tout abandonné pour partir en mer une dernière fois. Soudain, une étrange lueur apparut dans les ténèbres. Au milieu du grondement assourdissant du remous, se distinguait un tintement cristallin. Ce qui n’était qu’un petit scintillement au loin se transforma en une myriade de lumières aveuglantes. Une pureté inaltérable se dégageait des silhouettes vaporeuses qui dansaient autour de lui. Elu Ka Mir n’avait plus peur. Il se sentait apaisé, libre. Il tendit les bras pour essayer de les toucher, tandis que sa conscience s’éteignait, bercée par ce ballet tourbillonnant.
Une vieille légende Eh Rem raconte que les âmes éprises de liberté peuvent communiquer avec Mae Ni, et qu’il répond parfois à leur appel. Le chant des oiseaux le ramena à la réalité en douceur. Le miraculé était allongé sur le sable. Il tenait une petite perle ambrée dans la main. La mer était calme. Le ciel dégagé. Les premiers rayons du jour caressaient sa peau. Des voix familières résonnaient au loin… L’océan l’a avalé en lui arrachant son fardeau, pour ensuite le recracher sur le sable. Il lui avait donné une seconde chance.
Malheureusement, Elu Ka Mir restait obnubilé par le spectacle irréel qui s’était déroulé autour de lui. Il se sentait vide. Parfois, au beau milieu de la nuit, il se réveillait en sursaut, et se dirigeait vers la côte. Là, il restait des heures à scruter l’océan, comme s’il cherchait une étrange lueur dans l’obscurité, un tintement cristallin dans le grondement assourdissant des vagues. Sans savoir pourquoi, il était convaincu que quelque chose l’attendait au loin, dans les profondeurs, là ou il a failli mourir. Son âme avait franchi la porte, et en était revenu, en partie seulement. Chaque écho de Mae Ni est libre, mais ils sont tous liés entre eux. Elu Ka Mir disparut quelques jours après son naufrage.